jeudi 8 juin 2017


La baie d'Alger




        A l‘heure où l’allumeur de réverbères venait auréoler la colline de petits halos discrets qui dansaient dans les lampadaires à gaz, au bout des mats, l’immense baie d’Alger se mettait à clignoter comme un ciel d’été.
Chaque quartier, l’un après l’autre se joignait à cette féerie que venait couronner la longue file des automobiles,  traçant  de leurs phares l’itinéraire de la Route Moutonnière jusqu’à entrer dans la périphérie  d’Hussein Dey.

         A cette heure donc, où la nuit, galopante sous cette latitude, prenait rapidement possession de la ville, le calme s’installait dans les rues, les quartiers, les maisons. Parfois, un chien aboyait donnant de la profondeur au silence.

         Bordée dans mon lit par une maman qui préférait les chansons aux histoires, j’écoutais avec bonheur : « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… », ou avec angoisse :  « Dans le fiacre 113, j’ai perdu Thérèse, à qui me la ramènera, récompense il y  aura », ou encore avec bonheur, ce suave Dalcroz : « Cher petit oreiller, frais et doux sous ma tête…quand on a peur du froid, du loup, de la tempête, cher petit oreiller, comme on dort bien sur toi. »

         Lorsque maman refermait la porte derrière elle, ce n’était pas encore le sommeil, mais une espèce de Nirvana qui me prédisposait au bonheur.
         C’est alors que je percevais, très lointain d’abord, puis petit à petit plus audible et plus envahissant, le bourdonnement sourd d’un avion, qui survolait Alger, très haut,  au dessus de ma tête et s’en allait décroissant, peut être vers le Sahara …Le temps de sa traversée d’Alger, le ronflement de ce moteur à hélices, emportait mon imaginaire à sa traine.
         Qui peuplait donc ces engins volants ? Comment vivaient-ils enfermés là ? Où allaient-ils ? En sortaient-ils un jour ?

         Ma curiosité silencieuse s’envolait avec une telle force, une telle détermination qu’à mon insu, elle dut se mêler à l’imaginaire du pilote de cet avion, jusqu’à y dessiner un Petit Prince, curieux, inventif et heureux de vivre.  
Peut-être, le pilote se trompa-t-il juste sur le sexe du petit rêveur ?
        
Lorsque je devins une jeune fille, la vie et l’œuvre de Saint Exupéry façonnèrent mon adolescence. Mais c’est beaucoup plus tard que j’ai pu faire le rapprochement avec l’aventure de Courrier Sud et l’itinéraire de la ligne de Latécoère.

         Encore aujourd’hui, peut-être à cause de leur rareté, les avions à hélices, dont le ronflement n’a pas changé, me font lever le nez où que je fusse, me transportant immédiatement dans la paisible baie d’Alger.
         Et je rends grâce de n’avoir gardé que ce souvenir d’Alger d’avant-guerre alors que j’ai connu des nuits de bombardements, dans les années 1943-44. Là, le vrombissement des escadrilles de bombardiers, chantait une autre chanson et instillait la panique.  Gare à ceux qui n’obtempéraient pas rapidement aux hurlements de la sirène. Pour avoir un peu trop tardé je me suis retrouvée plaquée contre les boites-aux-lettres de mon immeuble, par l’effet d’une bombe soufflante tombée à quelques centaines de mètres de chez nous.

         Mais toutes les horreurs du monde, passé, présent et à venir, n’effaceront jamais en mon esprit, la paix de ce moment où la nuit, la douce nuit d’Algérie, descendait sur la ville, où les réverbères s’allumaient, où un chien lointain défendait son territoire, et où Antoine de Saint Exupéry, que je ne connaissais pas, venait prendre la relève de maman dans mes glissements vers le Nirvana …






1 commentaire:

  1. Là où va se nicher l'imaginaire... si loin dans le temps, cette douceur de l'oreiller, la rumeur lointaine des avions, le ciel au dessus de la tête, de la maison, de la ville, de la baie, du pays tout entier...

    RépondreSupprimer